Quand le protoxyde d’azote menace nos centres de tri

Un gaz hilarant aux conséquences explosives

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Depuis plusieurs mois, les centres de tri des déchets alertent sur un phénomène inquiétant : les bouteilles de protoxyde d’azote vides, abandonnées dans les poubelles, explosent régulièrement dans les machines de tri. Ce gaz, détourné à des fins récréatives, met en péril la sécurité des agents et l’intégrité des équipements.

Un gaz médical devenu festif : à quoi sert le protoxyde d’azote ?

Découvert en 1772 par le chimiste britannique Joseph Priestley, le protoxyde d'azote (N₂O), aussi appelé « gaz hilarant », est un gaz incolore à l’odeur légèrement sucrée. Priestley cherchait à comprendre les différentes "airs" (gaz) produits par des réactions chimiques, notamment en chauffant du nitrate d'ammonium, ce qui mena à l’identification du protoxyde d'azote. Ce gaz n’est pas un gaz naturel au sens strict, il n'est pas directement présent dans l'atmosphère en quantité notable, mais il peut être émis naturellement par certains processus bactériens dans les sols.

C’est le chimiste Humphry Davy, à la fin du XVIIIᵉ siècle, qui en a exploré les effets sur le corps humain. En testant le gaz sur lui-même, il remarque ses propriétés euphorisantes et propose dès 1799 son usage comme analgésique, sans toutefois qu'il soit adopté immédiatement en milieu médical.

Le protoxyde d’azote a également trouvé des débouchés dans l’industrie alimentaire, où il est utilisé comme gaz propulseur dans les siphons à chantilly. Concrètement, il est stocké sous forme liquide, sous pression, dans des cartouches métalliques. Lorsqu'on libère le gaz, celui-ci repasse brusquement à l'état gazeux, créant une forte poussée qui permet d'expulser la crème sous pression et de la transformer en mousse. Cette capacité à changer d'état et générer une pression importante est ce qu'on appelle ses propriétés de pressurisation.

D'autres gaz auraient pu être utilisés, comme le dioxyde de carbone (CO₂), employé dans les boissons gazeuses. Toutefois, le protoxyde d'azote présente deux avantages : il est plus soluble dans la matière grasse (comme la crème), ce qui stabilise mieux la mousse, et il a un goût neutre, contrairement au CO₂ qui acidifie les préparations. Ces propriétés en font un choix idéal pour les applications culinaires.

Pour ces usages, le gaz est conditionné dans des petites cartouches métalliques ou des bonbonnes plus volumineuses. La fabrication du protoxyde d'azote est relativement simple et peu coûteuse : il est obtenu par décomposition thermique du nitrate d'ammonium, un procédé industriel bien maîtrisé. Ce faible coût de production, ajouté à une large distribution dans les circuits professionnels (restauration, médecine) et à une législation jusqu'ici permissive, explique la facilité d'accès pour les jeunes. Le produit reste en effet légal, tant qu'il est destiné à des usages alimentaires, ce qui rend sa régulation complexe face aux détournements.

Quand le divertissement prend le dessus : le détournement récréatif

À partir des années 2010, le protoxyde d’azote a quitté les cuisines et les cabinets médicaux pour s’inviter dans les soirées festives. En inhalant le gaz directement depuis les cartouches ou à l’aide de ballons, les usagers recherchent un effet euphorisant, d’où son surnom de « gaz hilarant ».

Concrètement, lorsqu'il est inhalé, le protoxyde d’azote agit rapidement sur le cerveau. Il perturbe les communications entre les neurones, en bloquant certains récepteurs appelés NMDA. Ces récepteurs sont normalement responsables du bon passage des signaux nerveux liés à la perception et au contrôle moteur. En les perturbant, le gaz provoque un court-circuit dans le cerveau : les sensations deviennent floues, le corps se relâche, un sentiment d'euphorie et de légèreté apparaît, souvent accompagné de fous rires incontrôlés.

Parfois, si les doses sont élevées, l'utilisateur peut aussi ressentir des hallucinations ou une perte de coordination. Ces effets sont brefs, ne durant que quelques minutes. Mais derrière cette apparente innocuité, les risques sont nombreux.

Un gaz aux effets délétères et durables

L'usage répété du protoxyde d'azote peut laisser des traces profondes sur l'organisme. En perturbant durablement l'absorption de la vitamine B12, un nutriment essentiel pour les nerfs, il expose à des atteintes neurologiques graves : pertes de sensation, fourmillements, voire paralysies.

Mais ce n'est pas tout. Ce gaz, à force d'être consommé, agit comme un perturbateur de l'équilibre mental. Les usagers réguliers peuvent être confrontés à des troubles psychologiques : anxiété, humeur dépressive, voire une forme de dépendance.

Enfin, les dangers sont aussi immédiats. Une trop forte consommation coupe l'apport en oxygène, entraînant des pertes de connaissance soudaines, des risques de chute ou d'asphyxie. Derrière ses airs festifs, ce gaz peut avoir des conséquences dramatiques.

Un danger inattendu : l’enfer des centres de tri

Outre les problèmes de santé publique, le détournement du protoxyde d’azote a un impact concret sur les infrastructures. Les bouteilles métalliques, souvent jetées dans les bacs de recyclage, sont difficiles à identifier. Résultat : elles explosent sous la pression des machines de tri ou dans les incinérateurs, où la chaleur et la pression résiduelle du gaz provoquent des détonations dangereuses pour le personnel et les installations. Ces explosions entraînent des arrêts fréquents des chaînes de tri, augmentent les risques d’incendie et d'accidents pour les employés, et génèrent des surcoûts liés aux réparations des équipements. Les centres de tri appellent aujourd'hui à une prise de conscience, soulignant que la mauvaise gestion de ces déchets compromet la sécurité de toute la chaîne du recyclage.

Vers une régulation renforcée ?

Face à ces dérives, plusieurs mesures sont à l’étude ou déjà mises en œuvre. La vente de protoxyde d'azote est interdite aux mineurs en France depuis 2021. Début 2025, un projet de loi visant à interdire sa vente aux particuliers a été voté en première lecture. Par ailleurs, des campagnes de sensibilisation sont déployées pour informer sur les dangers du détournement du produit et encourager un tri correct des bonbonnes usagées.